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Grande Europe
18 octobre 2006

delors-havel

La Grande Europe vue par Jacques Delors et Vaclav Havel

http://www.ena.lu : Le 1er février 2001, Vaclav Havel, président de la République fédérative de Tchécoslovaquie de 1990 à 1992, puis de 1993 à 2003 de la République tchèque, et Jacques Delors, président de la Commission européenne de 1985 à 1995 débattent sur le modèle de coexistence des États-membres de l'Union européenne.
Source
HENARD, Jacqueline; VERNET, Daniel, "La Grande Europe vue par Jacques Delors et Vaclav Havel", dans  Le Monde. 01.02.2001,  p. 16.

Il a fallu attendre plus de dix ans après la chute du communisme pour que l'Europe amorce les pas décisifs vers sa réunification. L'ancien dissident tchèque devenu chef de l'Etat et l'ancien président de la Commission pensent tous deux que la Grande Europe ne doit pas imposer sa civilisation mais proposer un modèle de coexistence et de responsabilité

Il y a presque dix ans, à Paris, vous avez prononcé un discours sur l'attente et la patience. Les préparatifs de l'adhésion à l'Union européenne entrant dans une phase active, avez-vous le sentiment que la longue attente se termine et que la réunion de l'Europe est proche ?

Vaclav Havel: Dans l'histoire, rien ne se passe comme prévu. Parfois on attend longtemps. Cela a été le cas avant que ce projet touche enfin irréversiblement à son terme.

Jacques Delors: Le président Havel avait dit: «J'ai cru que le temps m'appartenait, c'était une erreur.» Et il ajoutait: «Personne n'est maître du temps.» Mais vous avez dit aussi que le temps de la patience est celui de la construction. Pendant ces années, nous aurions pu mieux faire entre l'Est et l'Ouest. Tout de même, cette patience nous amène enfin à construire ensemble une Europe réunifiée. C'est sans doute le projet le plus enthousiasmant depuis la réconciliation entre l'Allemagne et la France après 1945.

V. H.: Ce peut être - rien n'est jamais sûr - le projet le plus important dans l'histoire européenne telle que nous pouvons l'appréhender. L'Europe a toujours été une unité, mais dans le passé, l'ordre européen a été dicté par les puissants, aux dépens des petits. L'Union européenne constitue la première tentative d'organisation du continent sur la base de l'égalité, du respect de l'identité de l'autre, de la vérité. C'est une chance historique.

J. D.: Le défi principal, comme l'a dit souvent Vaclav Havel, est de nature éthique. Cependant, je voudrais modestement rappeler que nous avons construit l'Europe à partir de la nécessité: d'une part la réconciliation entre les nations qui plongeaient l'Europe dans une guerre civile permanente, d'autre part l'adaptation de nos économies à la puissance américaine. Cette base est vitale, même si elle n'est pas l'essentiel. J'espère qu'en 2020 les historiens pourront dire: la Grande Europe a réussi à créer un espace de paix et d'entente entre les peuples et elle a inventé un système conciliant la liberté (en économie, le marché) avec le minimum de régulation nécessaire. De telle sorte que nous puissions être une matrice exemplaire pour le village global que sera devenu le monde.

V. H.: Le monde est devenu une seule civilisation composée de plusieurs ensembles qui doivent coopérer sur un pied d'égalité. L'Europe constitue l'un de ces ensembles. Après la guerre, l'Europe a dû se redéfinir par rapport aux Etats-Unis. Aujourd'hui, elle doit faire de même vis-à-vis de la Russie, qui est une grande entité euro-asiatique, de l'Afrique, etc. Dans le passé, l'Europe a exporté des guerres dans le monde entier ; elle essayait de gouverner des continents et les forçait à s'adapter à sa civilisation. Maintenant elle devrait au contraire être un exemple de coopération et de respect mutuel. Une idée force traverse la tradition intellectuelle de l'Europe, celle de la responsabilité pour le monde. Cette idée peut s'imposer sans que l'Europe oblige quiconque à la suivre.

J. D.: J'ai commencé par la nécessité économique, parce que la tâche la plus redoutable pour un responsable politique est de combiner la puissance et la générosité. La générosité sans la puissance ne va pas loin, à moins d'être un disciple de Gandhi. Et si cette Union européenne est bien imparfaite, elle n'en est pas moins le premier pourvoyeur d'aide au développement. Je suis donc parfaitement d'accord avec vous: la mission de l'Europe ne sera jamais plus ni de gouverner le monde ni d'y répandre par la force sa représentation du bonheur et du bien... Elle consiste à ressusciter et projeter ses meilleures traditions spirituelles. La question est de savoir comment y parvenir, c'est-à-dire comment dépasser les bases matérielles de la Grande Europe.

Il y a un fossé entre cette vision éthique et le vécu quotidien de l'Europe. Quand vous voyez les marchandages du Conseil européen de Nice, par exemple, qu'est-ce qui vous rend si optimistes pour ce grand projet de civilisation ?

V. H.: Je ne sais pas ce que l'avenir nous réserve. Je ne sais pas si l'Europe va bien ou mal tourner. Je ne sais pas comment cette planète va finir. Je n'ai jamais été optimiste, si vous entendez par là avoir la certitude que tout finira bien. Ni pessimiste. L'avenir est ouvert. Il y a des indices dans toutes les directions. Il faut toujours oeuvrer pour encourager l'espoir. Et je crois que la situation actuelle de l'Europe est porteuse d'espoir, même après Nice. Parce que des mesures ont été prises pour mettre un terme aux réticences politiques vis-à-vis de l'élargissement. L'Union européenne sait que l'élargissement est dans son intérêt propre et dans l'intérêt général, et qu'on ne peut pas l'ajourner indéfiniment.

Concrètement...

V. H.: Concrètement, l'Union européenne vient de manifester sa solidarité avec deux citoyens tchèques qui sont en prison à Cuba sans avoir commis le moindre crime. Et pourtant, nous ne sommes pas encore membres de l'UE.

J. D.: Il faudrait citer beaucoup d'autres exemples pour montrer que, comme je le ressens, toute l'Europe forme une famille. De ce point de vue, après Nice, plus personne ne peut opposer un préalable à l'élargissement. En revanche, comment ne pas être déçu par le reste des conclusions, par l'absence de vision commune et par l'inadéquation de la méthode. Nous avons deux ou trois ans pour retrouver les moyens d'un fonctionnement plus efficace, plus simple et plus transparent. En attendant, je souhaite que les Européens se retrouvent plus souvent tous ensemble, à vingt-sept, et pas seulement pour parler de l'acquis communautaire. Pour s'écouter les uns et les autres et entendre ce que les pays d'Europe centrale et orientale ont à nous dire, de leurs traditions et de leurs expériences.

A la demande de la France, toute référence chrétienne a été supprimée dans la Charte européenne des droits fondamentaux. Jacques Delors a protesté, avec d'autres. En tant que président de la République tchèque, le regrettez-vous aussi ?

V. H.: Je ne sais pas. J'estime seulement que, dans les conditions démocratiques et pluralistes où nous vivons, il n'est pas possible de se référer explicitement à des traditions religieuses dans un document aussi fondamental. Les valeurs en soi sont importantes et les valeurs essentielles sont dans la Charte.

J. D.: Il faut mettre les points sur les «i». Je n'ai jamais dit: l'Europe sera chrétienne ou ne sera pas. Pas plus que je n'ai jamais dit, contrairement à d'autres, l'Europe sera social- démocrate ou ne sera pas. L'Europe est au-delà de ces définitions simplistes. En revanche, j'ai condamné le fait que l'on ne mentionne pas dans les héritages de l'Europe, parmi d'autres apports, l'héritage religieux. Car c'est un fait historique.

V. H.: L'Europe va se développer au-delà de la Charte et au-delà de Nice. Elle sera constituée par un ensemble original, un ensemble d'Etats qui, pour coexister, auront besoin tôt ou tard d'une Constitution. Un texte simple, intelligible, grâce auquel tout un chacun pourra saisir comment elle fonctionne. Afin que cesse la division entre le petit groupe des euro-experts et la grande masse des euro-analphabètes. La Charte pourrait être le préambule de la future Constitution. D'abord, on formule les valeurs et après on parle des institutions. Pour que tout le monde comprenne bien que les institutions sont le fruit des valeurs citées en préambule.

Vous devez convaincre Jacques Delors que l'Europe a besoin d'une Constitution...

V. H.: Je le fais volontiers. Il y a un an environ, j'ai demandé à mes collaborateurs les documents définissant le mode de fonctionnement de l'Union. Ils m'ont apporté une valise avec tous les traités, les amendements, les compléments et les ajouts... Elle se trouve encore dans mon bureau. En examinant ces documents, j'ai compris qu'ils n'étaient pas destinés à un enfant de l'école élémentaire. Ils représentent un travail énorme, précieux. Mais dans un an ou dans cinq ans, il faudra transposer ce monceau de textes dans une Loi fondamentale compréhensible par tous. Bien sûr, il y a des gens plus au fait que moi de cette situation, comme Jacques Delors qui connaît l'Union de l'intérieur, alors que moi, je l'observe de loin.

J. D.: Pour rester sur la ligne de défense avant d'attaquer, je dirais que les projets émanant de la Commission étaient beaucoup plus simples que ceux adoptés par les chefs d'Etat et de gouvernement, notamment à Maastricht. J'ajouterais qu'un bon traité est préférable à une mauvaise Constitution; je l'ai toujours dit. Entre-temps, cependant, de bons arguments en faveur d'une Constitution européenne ont fait surface: par le biais du débat sur la Constitution, les citoyens européens pourraient être amenés à s'intéresser à l'Europe. Tout le monde devrait y participer. Pas seulement les gouvernements, les partis politiques et les Parlements. Mais aussi la société civile, les partenaires sociaux, les intellectuels... Il faut décider ensemble ce que nous voulons faire ensemble, et selon quelles règles nous voulons vivre ensemble. Si le débat constitutionnel ouvre la voie à la formation d'une opinion publique européenne et propose une pédagogie de la démocratie, alors je suis d'accord. Mais une Constitution, ce n'est pas mettre bout à bout la Charte et les traités actuels.

Que deviennent les Etats-nations dans l'Europe de demain ?

J. D.: Il faut faire attention. Dans l'esprit de certains, la Constitution européenne implique la disparition des Etats-nations. Ce serait une erreur historique. Nous devons construire une Fédération des Etats-nations. Ceux-ci ont encore un rôle à jouer pour assurer la cohésion sociale et servir de lien entre la base et le sommet.

V. H.: Il va de soi qu'il faut respecter la souveraineté et l'identité non seulement de chaque nation et de chaque Etat mais aussi de chaque région, de chaque groupe de citoyens, de chaque tendance, de chaque classe sociale. Mais je crois qu'il y a une confusion idéologique et conceptuelle: d'un côté, la Fédération n'abolit pas les Etats- nations; de l'autre côté, un traité ne suffit pas à réunir des Etats à moins de se contenter d'une espèce de conglomérat. L'évolution actuelle de l'Europe va vers la formation d'une entité politique originale, ni une Fédération dans le sens traditionnel, ni une simple alliance. En 1991, François Mitterrand est venu à Prague avec l'idée d'une Confédération. Lancée en 1989, cette idée, quelque peu ambiguë, n'a pas pris. Il faudrait donc que les politologues inventent une catégorie nouvelle.

J. D.: Je me souviens que vous êtes venu me voir à Bruxelles, car vous ne voyiez pas très clair dans le projet de Confédération. A juste titre. Le projet était mal présenté et à Prague, en 1991, il a fait l'objet d'une fin de non-recevoir. Revenons à l'essentiel de l'idée présentée par François Mitterrand: il fallait, par un geste rapide après l'écroulement du communisme, démontrer que les pays qui sortaient à peine de la nuit totalitaire étaient des membres de la famille européenne. Ensuite, il faudrait du temps pour adapter les institutions, les lois, les économies. Personnellement je regrette que sous cette forme-là, cette idée n'ait pas été mise en oeuvre. Heureusement que, à Nice, on a déblayé la voie pour l'élargissement, sinon je craindrais que les peuples qui frappent à la porte finissent par se lasser et même par se rebeller contre cette Europe, à la fois riche et arrogante.

Monsieur le Président, après dix ans d'attente à la porte de l'Union, ne regrettez-vous pas que la Confédération n'ait pas vu le jour à Prague, en 1991 ?

V. H.: Quand j'imagine la Grande Europe de 2010 ou 2015, je pense que le terme de confédération est le plus adéquat. Bien qu'il soit aussi parfois imprécis. Pourquoi ça n'a pas marché voilà dix ans ? L'idée était intéressante, éthiquement. Mais elle n'était pas suffisamment préparée ; elle n'avait pas le soutien politique indispensable. Les nouvelles démocraties la considéraient comme une sorte d'ersatz, comme une proposition fallacieuse pour ajourner l'adhésion. Nous pensions: l'Europe riche restera entre elle et nous, nous serons relégués dans une confédération pour que nous nous tenions tranquilles.

Ne pensez-vous pas qu'avec la Grande Europe d'une part, une avant-garde d'autre part, on aboutira à la même situation, à la même division ?

V. H.: Pour l'avenir, je peux envisager qu'il existe un noyau d'Etats coopérant plus étroitement que l'ensemble. Je n'y vois pas d'inconvénient à condition que ce groupe demeure ouvert. Vue de loin, cette formule peut rappeler l'idée de la confédération. Mais la situation est différente. A l'époque, nous imaginions, naïvement, une entrée rapide dans l'Union. Et nous nous inquiétions de la méfiance que nous sentions à l'égard du monde postcommuniste. C'est pourquoi la confédération nous semblait une voie de garage.

J. D.: La confédération de 1991 présentait deux inconvénients: elle incluait la Russie et ne disait rien des Etats-Unis. Et, en même temps, elle aurait englobé des questions économiques de la compétence de la Communauté européenne. Ceci explique les réserves des Etats d'Europe centrale et orientale. En revanche, une avant-garde ouverte peut permettre de concilier l'élargissement le plus rapide possible et la poursuite de l'intégration. Si cette avant-garde voyait le jour au moment où la République tchèque adhère à l'Union européenne, elle pourrait dès le lendemain faire partie de l'avant-garde, si elle le veut et si elle le peut. C'est vrai des nouveaux comme des anciens Etats- membres: s'ils le veulent et s'ils le peuvent.»

PROPOS RECUEILLIS PAR JACQUELINE HENARD («DIE ZEIT») ET DANIEL VERNET

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